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Claude-Jospeh Dorat

Frise bouchère

« En écrivant les lettres de madame de Sénanges (1) j'ai voulu prouver que l'amour & le devoir ne sont pas toujours incompatibles. Le but de celles-ci (2) est tout à fait opposé & peut-être n'est-il pas moins intéressant. Les faiblesses d'un cœur honnête attirent des malheurs, choquent des préjugés mais ne détruisent point la vertu. J'espère que cette vérité qu'on peut attaquer, qu'on peut encore mieux défendre, paraîtra sensible après la lecture de cet ouvrage. La femme qui cède est souvent plus courageuse que celle qui résiste, elle s'immole, se condamne aux craintes, aux alarmes, cache des pleurs, dévore des soupçons, risque tout & ne jouit que du bonheur de son amant.

Je n'entrerai dans aucun détail, le public jugera le motif & l'exécution.

J'ai suivi les principes que je me suis faits sur ce genre d'écrire. J'ai tracé des caractères, je leur ai donné des passions, j'ai eu des souvenirs & j'ai pris la plume. Nul échafaudage dans les événements, nul épisode qui interrompe l'action principale. La morale autant que je l'ai pu est fondue dans l'intérêt. C'est ainsi qu'elle persuade, étalée avec faste elle effarouche & reste sans effet.

Tel se met à narrer des historiettes les unes après les autres, le tout enluminé de la couleur du jour, tel autre se jette dans la complication des incidents, s'abandonne aux fougues d'une imagination désordonnée, accumule les invraisemblances & tous deux croient avoir fait un roman. Peut-être ferai-je moins bien qu'eux, mais je ne ferai pas comme eux. Tant que la raison n'est pas contente, le cœur n'est que surpris & ses impressions sont bientôt effacées. Avant tout, j'ai tâché d'être vrai, de n'exposer que des événements possibles, d'offrir aux lecteurs un coin du grand tableau qu'ils ont tous les jours sous les yeux & de le rendre utile en couvrant l'instruction du charme de la sensibilité. On ne rejette point la leçon qui s'insinue par les larmes. Elle se fait jour & pénètre à l'insu même de l'esprit, que l'âme trompe alors, pour n'être point contredite dans ses plaisirs.

 

J'ai peint dans le duc cette espèce d'hommes qui ont érigé le vice en système, la frivolité en principe, qui méprisent les femmes, sont à la fois leurs délices & leur fléau, amusent leur tête, ne croient point à leur cœur, les prennent avec projet, les quittent par air & masquent leur corruption profonde d'une sorte de gaieté factice qui fait des dupes parce que la société est pleine de sots qu'on subjugue & de folles qu'on éblouit. Le marquis, dans Les Sacrifices de l'amour, n'a aucun plan, c'est un étourdi sans mœurs ; le duc raisonne, combine, agit en conséquence, il est consommé dans l'art où l'autre s'essaie. L'un est un fat inconséquent, l'autre un scélérat méthodique, les modèles ne m'ont pas manqué.

Quant au style, je l'ai soigné le plus qu'il m'a été possible & j'ai tâché d'éviter quelques-uns des reproches que l'on a faits à celui des lettres de madame de Sénanges... »

(Claude-Joseph Dorat, Les Malheurs de l'inconstance
ou Lettres de la marquise de Circé et du comte de Mirbelle
,
Avant-propos, extrait.)

 

(1) Cf. Les Sacrifices de l'amour ou Lettres de la vicomtesse de Senanges & du chevalier de Versenay.
Ce premier roman de Dorat fut injustement brocardé par Grimm dans sa Correspondance littéraire : « C'est un singulier assemblage que celui qui constitue l'essence de nos petits-maîtres philosophes ou de nos philosophes freluquets, depuis que la philosophie est devenue l'air à la mode. Ce sont des espèces de Socrate de toilette qui ont affublé la philosophie & la morale de toutes les franfreluches de la frivolité. Ils ont aujourd'hui la fatuité de la métaphysique & la prétention des principes philosophiques, comme ils avaient autrefois celle des bonnes fortunes... » [retour].

(2) Cf. Les Malheurs de l'inconstance [retour].

Extraits (700 Ko) Retour
 

Repères

31 décembre 1734

Claude-Joseph Dorat naît à Paris ; son père, conseiller du roi & auditeur des comptes, est issu d'une petite noblesse de robe d'origine auvergnate

1736

Crébillon fils, Les Égarements du cœur & de l'esprit

1751

L'abbé Prévost traduit, avec quelques « petites réparations », Clarisse Harlove de Samuel Richardson

1757-1758

La perte, jeune, de ses parents fait choisir à Dorat la carrière des armes ; il s'engage dans la première compagnie des mousquetaires du roi.
Sa tante, qui menace de le déshériter, le force à quitter l'état militaire... Dorat embrasse dès lors la carrière des lettres & fait son entrée dans le monde.
Auteur fécond (20 tomes composent son œuvre complète...), Dorat, pourvu de confortables revenus, s'essaye, au gré des modes, aux madrigaux, à la poésie, au théâtre, aux romans... & s'épuise, sous les critiques acerbes de Grimm ou de La Harpe, dans une vaine production mondaine...
Devient la coqueluche du salon de Fanny de Beauharnais rue Montmartre

1760

Zulica, première tragédie du chevalier-mousquetaire. La pièce est reprise en 1779, dans une nouvelle version, sous le nom de Pierre le Grand ; suivent notamment, en 1763, Théagène & Chariclée, &, en 1765, Régulus...

1770

Les Baisers, long poème précieux du petit-maître... élégamment illustrée par Eisen

1771

Les Sacrifices de l'amour, premier roman de Dorat, est publié à Paris chez Delalain ; joli succès du titre où la « belle » société parisienne se plaît à en trouver les clés...
Ce texte est précédé d'un avertissement de Dorat intitulé « Idées sur les romans » dont Sade s'inspire dans la préface de son recueil de nouvelles Les Crimes de l'amour (1800).
Grimm raille le titre qu'il intitule : « les sacrifices du bon sens de l'auteur à la pauvreté de son imagination »...

1772

Pendant des Sacrifices, Les Malheurs de l'inconstance est édité à Paris chez Delalain. Les nombreuses éditions du volume attestent de son succès

1777

Publication de Point de lendemain de Vivant Denon (première édition) dans le Journal des dames que Dorat dirige ; Crébillon fils s'éteint à Paris

1780

Ruiné, vivant dans la misère malgré l'aide financière de Beaumarchais, Dorat tire sa révérence à l'âge de 46 ans.

« De nos papillons enchanteurs
Émule trop fidèle,
Il caressa toutes les fleurs,
Excepté l'immortelle. »
(Grimm, Correspondance littéraire, t. XII)

1782

Laclos publie Les Liaisons dangereuses : 10 ans après Les Malheurs de l'inconstance & la marquise d'Ercy, Merteuil & Valmont conquièrent la société parisienne, le roman libertin trouve son apothéose...

 

Fiche technique

Nombre de signes

770 000

Folio

548 pages

Taille du fichier PDF

2,4 Mo

ISBN - Prix

2-84824-074-1
Gratuit


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